
Critique de
Pierre Stolze dans Galaxies N°90
Depuis quelques
années, Raymond Iss s’est fait une spécialité de l’uchronie.
Je citerai Le
Bar des Afrancesados
(2018), La
Princesse d’Austrasia
(2019) ou Sol
Invictus
(2021), ouvrages qui sont tous passés sous mon scalpel (Galaxies
n° 56, 64 et 76). Ajoutons une nouvelle paru dans le Galaxies
n°
75,
spécial
Uchronie. Voici maintenant Napoléon
Dey d’Alger,
Napoléon, une mine inépuisable pour les créateurs d’histoires
divergentes.
Alors que
l’Empereur déchu est amené à l’île de Sainte Hélène, il
est délivré, au large de Madère, par des navires barbaresques
venus d’Al-Jaza’ir (Alger). Napoléon est présenté au dey
local, lequel s’est entouré d’anciens grognards, dont Dunan, le
créateur du fameux poulet Marengo, ou le général Menou, devenu
Abdallâh Menou, nouveau agha-général d’Al Jaza’ir. Et quand le
dey est assassiné par une cheffe kabyle dont il avait fait son
esclave sexuelle, Napoléon devient dey intériméraire avec le
titre de Régent. Et le cours de l’Histoire va prendre une toute
autre direction que celle que nous connaissons. Napoléon se
convertit à l’islam, devient Napoléon Soleïman, se rend à
Constantinople chez le sultan dont il dépend, épouse sa fille
Saliha Sultan (lui a 56 ans et elle 16), et en aura une fille Rahîme
Perestû. Il lance tout un programme de réformes, dont la fin de
l’esclavage et, se débarrassant de la caste des janissaires, se
crée une armée moderne et redoutable.
Lorsqu’en
1830, le roi Charles X envoie une flotte pour prendre Alger, c’est
un désastre. L’Algérie ne sera jamais conquise et au contraire
c’est la France qui va passer sous la coupe d’Alger pour former
un ensemble nouveau, l’Alfrance, dit aussi le Pays des Deux Rives
(de la Méditerranée, bien sûr). Le nouveau drapeau sera toujours
tricolore mais frappé d’une étoile et d’un croissant . De
nombreux colons musulmans vont s’installer dans notre beau pays et
deux religions co-existeront pacifiquement. Le nouveau gouvernement,
ou dîwan, se réunira à Timgad, antique cité romaine redécouverte
par un berger avant d’être entièrement dégagée. À Paris, le
dey sera représenté par un Résident Général, le duc Philippe
d’Orléans.
Raymond Iss
suit fidèlement les grandes lignes de notre Histoire, mais en leur
donnant une tout autre portée. À la mort de Napoléon Soleïman,
c’est son neveu Louis Napoléon Selim qui lui succède. Et quand ce
dernier épouse l’espagnole Eugénie de Montijo, qui refuse de se
convertir en prononçant la chahada
(profession de foi musulmane), une double cérémonie aura lieu,
l’une, en catimini, dans l’église de Saint Jean de Luz (où
Louis XIV s’était déjà marié) et l’autre, somptueuse, dans la
grande mosquée d’Alger. En 1870, c’est la catastrophe : une
guerre est déclarée entre la France et l’Angleterre (et non la
Prusse, notre alliée) pour des litiges concernant le Maroc où la
perfide Albion s’est installée. Après une bataille perdue à la
frontière maroco-algérienne ( et Bazaine s’enferme, non à Metz,
mais dans la citadelle de Miliana), Louis Napoléon Selim est fait
prisonnier puis emmené en Angleterre. Et c’est la Commune :
Thiers déclare la République, mais il est attaqué par les
royalistes qui ont regroupé leurs forces à Versailles. Massacres et
Semaine Sanglante. Ce sont les Républicains qui auront finalement
gain de cause, et l’Alfrance perdurera jusqu’à nos jours. Dans
la dernière partie de son roman, Raymond Iss s’amuse beaucoup :
George Sand, devenue mahométane, a pu devenir également polyandre
afin d’épouser à la fois Frédéric Chopin et Alfred de Musset,
auxquels on doit l’opéra-bouffe « La Parisiennne à Al
Jaza’ir » (musique Chopin, livret Musset) , clin d’oeil
évident à l’opéra de Rossini « L’Italienne à
Alger ». Quant à l’école de Barbizon, elle est devenue
l’école d’El Kantara ( fameuse oasis en bordure de Sahara).
Comme dans
toute Uchronie qui se respecte, le roman est traversé par une foule
de personnages historiques, comme Balzac, Chateaubriand, Vidocq,
Juliette Récamier, Clémenceau ou Garibaldi. Mais on croise
également pléthore de figures autrefois célèbres et tombées
depuis dans l’oubli : le général et diplomate Charles de
Flahaut, fils de Tayllerand (1785-1870), monseigneur de Quelen, 125°
archevêque de Paris (1778-1839), le financier Gabriel-Julien Ouvrard
(1770-1856), le médecin et chirurgien militaire Dominique-Jean
Larrey , créateur des ambulances volantes (1766-1842), Harriet
Howard, actrice et femme du monde, maîtresse de Louis-Napoléon
(1823 -1865), Fanny Mosselmann , maîtresse du duc de Morny (1808
-1880), Frédéric Kuhlmann, chimiste français (1803-1881)
Ajoutons encore
des protagonistes issus d’oeuvres célèbres. Voici, sorti des
Misérables
de Victor Hugo, non pas Jean Valjean, mais Jean Maujean, dont la
fille adoptive Éponine (et non Cosette, Éponine étant chez Hugo
une des deux filles des Thénardier) est amoureuse du beau Marius
Pontmercy. Lequel Marius ne sera pas sauvé, par les égoûts, lors
des journées des barricades de 1832, mais sera gravement blessé
lors de l’expédition d’Alger de 1830. Augustine, la soeur de
Marius, épousera Abd el-Kader, et, après la mort d’icelui, mènera
la révolte contre les Anglais ! Voici Horace Bianchon, le
médecin de La
Comédie Humaine
de Balzac,et le colonel Pradier, doublon du colonel Chabert. Je
n’oublierai pas le Fabrice del Dongo de La
Chartreuse de Parme.
Dans ce
tourbillon, ce maëlström de noms plus ou moins connus, on en vient
à se poser des questions pour d’autres personnages : ont-ils
réellement existé, sont-ils sortis de fictions célèbres ou de la
pure imagination de Raymond Iss ?
L’auteur aime
s’adresser directement à ses lecteurs, comme dans tout bon roman
feuilleton du XIX° siècle : «
Nous avons déjà vu ... »
(p. 144) ; « Ouvrons
à nouveau les Mémoires de Las Cases... »
(p. 145) ; « On
se souvient que ... »
(p. 259)
Le roman est le
fruit d’une incroyable documentation : ainsi sur les
différentes marines comme sur les armées mahométanes, ou les
lieux décrits (Alger ou Constantinople au XIX° siècle). Dans cet
ensemble roboratif, attention à l’indigestion : puisque les
mahométans ont envahi la France, cela peut devenir ...
« étouffe-chrétien ».
N’empêche :
Napoléon
Dey d’Alger ?
Plus qu’un roman, un monument !
(Ce
roman peut se commander directement auprès de l’imprimeur :
lulu.com )
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