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Extrait de ma nouvelle   

L'EFFACEMENT

publiée par ARKUIRIS dans le recueil
Livres er bibliothèques demain et ailleurs
2025

L'EFFACEMENT

Camille Bontemps voulut faire les présentations, mais le Commissaire la coupa.

— Monsieur Beloiseaux est une vieille connaissance, dit-il, esquissant  une petite grimace crispée.

Il avait vieilli, et pris du galon. Ses cheveux exagérément teintés accentuaient encore la dureté de son visage. Son regard vif, coupant comme un scalpel, n’avait pas changé, pour autant que Rufus puisse en juger à cette distance.

Siégeant à sa droite, un être au crâne rasé, laissant apparaître des tatouages en se penchant sur ses papiers, prit la parole et, au timbre de sa voix, Rufus déduisit que ce devait être une femme.

— Nous avons fait confiance à madame Camille Bontemps, directrice des éditions Cassioppée ici présente, en ce qui concerne les qualités  littéraires de votre roman. Nous intervenons en vertu de l’article R3024 alinéa B pour vérifier qu’il respecte les normes établies par notre ministère de tutelle. L’algorithme auquel votre texte a été soumis ayant été paramétré en fonction de celles-ci, notre décision qui interviendra tantôt sera donc parfaitement objective et, comme vous le savez, insusceptible d’appel.

Sa voix métallique et monocorde s'était juste un peu animée lorsqu'elle avait craché l'expression "qualités littéraires".

Le Commissaire crut bon d'atténuer ses propos en ajoutant:

— Bien entendu, vous pourrez intervenir pour tenter de vous justifier.

Tenter seulement ?

Puis, le ou la chauve tatoué.e reprit la parole en feuilletant les épreuves de son roman.

— page 124, je lis

" Ce sale youpin, comme ceux de son espèce, ne mettait pas tout son fric dans le même panier"

Qu'avez-vous à répondre à cela ?

— Rien, pourquoi ?

— Ces insultes judéophobes, renforcées de stéréotypes stigmatisants, heurtant la sensibilité de toute une communauté déjà victimisée, vous trouvez cela normal ?

Rufus chercha un appui dans le regard de Camille, mais l'éditrice, les yeux baissés, fixait la pointe de ses chaussures.

— Mon personnage déteste les Juifs, il faut bien lui faire tenir des propos judéophobes !

— Au risque de traumatiser vos lecteurs, particulièrement ceux qui n'ont pas connu cette période tragique de notre histoire...

— Mais c'est volontaire ! Au début du 20° siècle, ce genre d'individus pullulait. Les exclure de mon roman serait les tromper en escamotant l'existence de la judéophobie !

Sacré nom de D... ( il se retint, le blasphème venait d'être réinscrit au code pénal)... Zeus (ne heurtant que la sensibilité des Grecs)... ce n'est pas moi qui m'exprime, mais un personnage de fiction. Si j'avais eu besoin d'un plombier, il aurait parlé de soudures !

— Peu importe, il suffit que les termes employés soient strictement prohibés par le protocole qui régit notre algorithme.

Par ailleurs, vous suggérez, page 135, que votre personnage est homosexuel.

— Un homosexuel ne peut-il pas être judéophobe ?

— Non monsieur, une communauté victimisée ne doit pas, ne peut pas en stigmatiser une autre. Cette double attaque est de niveau 5, le plus élevé dans notre registre de notation.

Rufus Beloiseaux comprit la fonction de cette immense table qui l'empêchait de se jeter à la gorge de cet être hybride. Il aurait dû venir avec un revolver et faire un carton sur ces torquemadas de papier... Et Camille qui ne mouftait pas.

— Mais ce n'est pas encore le plus grave !

Le troisième inquisiteur, qui n'avait rien dit jusque là, venait de prendre la parole. Vêtu comme tout le monde d'une tunique resserrée à la taille, des cheveux châtains descendant en longues boucles sur les épaules, il devait évoluer dans le public comme un poisson dans l'eau. Encore plus dangereux  que son excentrique consœur, se dit Rufus.

— Votre personnage, poursuivit mister anybody, pas le judéophobe mais le blanc cisgenre, héros positif de votre roman, déclare page 234 :

"Après que Cathy m'eût quitté, je passai une semaine enfermé, à broyer du noir"

— ??

— Avez-vous conscience de la violence de cette expression, de l'effet dévastateur qu'elle peut avoir sur un lecteur de couleur ?

Tassé sur sa chaise inconfortable, Rufus ne cherchait même plus à argumenter : ne finasse pas lui avait dit Camille.

— Et quelques pages plus loin, votre héros récidive, je lis :

"Pour me remonter le moral, j'entrai au Café de la Paix et me fis servir un petit noir sur la terrasse"

Vous avez étudié le latin, monsieur Beloiseaux, vous ne pouviez ignorer que le verbe servir vient de servus, esclave. Ainsi l'expression se faire servir un petit noir, saute aux yeux du lecteur le moins averti, le renvoyant aussitôt à cette période noire, pardon, sinistre, de l'histoire de l'Occident...

Et il se lança dans une vibrante condamnation de l'esclavage, aboli depuis plus de deux siècles !

Son roman avait été disséqué par une mécanique conçue par des analphabètes dont ces trois ectoplasmes n'étaient qu'un des rouages dotés de parole !

Le supplice dura plus d'une heure. Rufus ne répondit même plus à leurs attaques, comprenant que c'était inutile, d'ailleurs Camille ne chercha jamais à le défendre, alors pourquoi avait-elle accepté son roman ?

À la fin, le président Léveillé prononça le réquisitoire.

— Monsieur Beloiseaux, vous comprendrez qu'après ce diagnostic scientifique, nous ne pouvons accepter la diffusion de votre œuvre dans le public. Aussi enjoignons-nous à votre éditrice, madame Camille Bontemps, d'en détruire les épreuves déjà imprimées et d'en effacer toutes les versions numériques
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