L'EFFACEMENT
Camille Bontemps voulut
faire les présentations, mais le Commissaire la coupa.
— Monsieur Beloiseaux est
une vieille connaissance, dit-il, esquissant une petite grimace crispée.
Il avait vieilli, et pris
du galon. Ses cheveux exagérément teintés accentuaient encore la dureté de son
visage. Son regard vif, coupant comme un scalpel, n’avait pas changé, pour
autant que Rufus puisse en juger à cette distance.
Siégeant à sa droite, un
être au crâne rasé, laissant apparaître des tatouages en se penchant sur ses
papiers, prit la parole et, au timbre de sa voix, Rufus déduisit que ce devait
être une femme.
— Nous avons fait confiance
à madame Camille Bontemps, directrice des éditions Cassioppée ici présente, en
ce qui concerne les qualités
littéraires de votre roman. Nous intervenons en vertu de l’article
R3024 alinéa B pour vérifier qu’il respecte les normes établies par notre
ministère de tutelle. L’algorithme auquel votre texte a été soumis ayant été
paramétré en fonction de celles-ci, notre décision qui interviendra tantôt sera
donc parfaitement objective et, comme vous le savez, insusceptible d’appel.
Sa voix métallique et
monocorde s'était juste un peu animée lorsqu'elle avait craché l'expression "qualités littéraires".
Le Commissaire crut bon
d'atténuer ses propos en ajoutant:
— Bien entendu, vous
pourrez intervenir pour tenter de vous justifier.
Tenter seulement ?
Puis, le ou la chauve
tatoué.e reprit la parole en feuilletant les épreuves de son roman.
— page 124, je lis
"
Ce sale youpin, comme ceux de son espèce, ne mettait pas tout son fric dans le
même panier"
Qu'avez-vous à répondre à
cela ?
— Rien, pourquoi ?
— Ces insultes judéophobes,
renforcées de stéréotypes stigmatisants, heurtant la sensibilité de toute une
communauté déjà victimisée, vous trouvez cela normal ?
Rufus chercha un appui dans
le regard de Camille, mais l'éditrice, les yeux baissés, fixait la pointe de
ses chaussures.
— Mon personnage déteste
les Juifs, il faut bien lui faire tenir des propos judéophobes !
— Au risque de traumatiser
vos lecteurs, particulièrement ceux qui n'ont pas connu cette période tragique
de notre histoire...
— Mais c'est volontaire !
Au début du 20° siècle, ce genre d'individus pullulait. Les exclure de mon
roman serait les tromper en escamotant l'existence de la judéophobie !
Sacré nom de D... ( il se
retint, le blasphème venait d'être réinscrit au code pénal)... Zeus (ne
heurtant que la sensibilité des Grecs)... ce n'est pas moi qui m'exprime, mais
un personnage de fiction. Si j'avais eu besoin d'un plombier, il aurait parlé
de soudures !
— Peu importe, il suffit
que les termes employés soient strictement prohibés par le protocole qui régit
notre algorithme.
Par ailleurs, vous
suggérez, page 135, que votre personnage est homosexuel.
— Un homosexuel ne
peut-il pas être judéophobe ?
— Non monsieur, une
communauté victimisée ne doit pas, ne peut pas en stigmatiser une autre. Cette
double attaque est de niveau 5, le plus élevé dans notre registre de notation.
Rufus Beloiseaux comprit la
fonction de cette immense table qui l'empêchait de se jeter à la gorge de cet
être hybride. Il aurait dû venir avec un revolver et faire un carton sur ces
torquemadas de papier... Et Camille qui ne mouftait pas.
— Mais ce n'est pas encore
le plus grave !
Le troisième inquisiteur,
qui n'avait rien dit jusque là, venait de prendre la parole. Vêtu comme tout le
monde d'une tunique resserrée à la taille, des cheveux châtains descendant en
longues boucles sur les épaules, il devait évoluer dans le public comme un
poisson dans l'eau. Encore plus dangereux que son excentrique consœur, se
dit Rufus.
— Votre personnage,
poursuivit mister anybody, pas le judéophobe mais le blanc cisgenre, héros
positif de votre roman, déclare page 234 :
"Après
que Cathy m'eût quitté, je passai une semaine enfermé, à broyer du noir"
— ??
— Avez-vous conscience de
la violence de cette expression, de l'effet dévastateur qu'elle peut avoir sur
un lecteur de couleur ?
Tassé sur sa chaise
inconfortable, Rufus ne cherchait même plus à argumenter : ne finasse pas
lui avait dit Camille.
— Et quelques pages plus
loin, votre héros récidive, je lis :
"Pour
me remonter le moral, j'entrai au Café de la Paix et me fis servir un petit
noir sur la terrasse"
Vous avez étudié le latin,
monsieur Beloiseaux, vous ne pouviez ignorer que le verbe servir vient de servus,
esclave. Ainsi l'expression se faire
servir un petit noir, saute aux yeux du lecteur le moins averti, le
renvoyant aussitôt à cette période noire, pardon, sinistre, de l'histoire de
l'Occident...
Et il se lança dans une
vibrante condamnation de l'esclavage, aboli depuis plus de deux siècles !
Son roman avait été
disséqué par une mécanique conçue par des analphabètes dont ces trois
ectoplasmes n'étaient qu'un des rouages dotés de parole !
Le supplice dura plus d'une
heure. Rufus ne répondit même plus à leurs attaques, comprenant que c'était
inutile, d'ailleurs Camille ne chercha jamais à le défendre, alors pourquoi
avait-elle accepté son roman ?
À la fin, le président
Léveillé prononça le réquisitoire.
— Monsieur Beloiseaux, vous comprendrez qu'après ce
diagnostic scientifique, nous ne pouvons accepter la diffusion de votre œuvre
dans le public. Aussi enjoignons-nous à votre éditrice, madame Camille
Bontemps, d'en détruire les épreuves déjà imprimées et d'en effacer toutes les
versions numériques |