C'est assez !



SOL INVICTUS, de Raymond Iss, RroyzZ- Éditions, 310 p., 18 €

Raymond Iss s’est récemment spécialisé dans l’uchronie. Après Le Bar des Afrancesados (Editions Rivière Blanche, 2018), après La Princesse d’Austrasia (Editions Les Paraiges, 2019), voici Sol Invictus (4° trimestre 2021). Le point de divergence historique ? La bataille de Ctésiphon, en Mésopotamie, qui, en 363 après JC, opposa l’empereur romain Julien l’Apostat au sassanide Chapour. Contrairement à ce que rapportent nos livres d’Histoire, Julien n’y fut pas tué, mais l’emporta brillamment, parce qu’il avait renié sa foi chrétienne préférant établir un culte du Soleil, celui de Sol Invictus. L’empire romain fut bien scindé en deux, d’un côté l’Empire d’Occident avec Julien à sa tête, de l’autre un Empire d’Orient dirigé par Théodose, où le christianisme continua à prospérer, et ses adeptes se nommèrent les Galiléens. Pour les terres sous son autorité, Julien décréta un nouveau calendrier à partir de sa victoire à Ctésiphon.

Saut dans le temps. Nous voici le 21 janvier 1793 (date, pour nous, de l’exécution de Louis XVI), ou plutôt le 2 pluviôse 1428 ab novo imperio condito, et si la Révolution française n’a pas eu lieu on a adopté pourtant, depuis longtemps, le même calendrier que celui qu’aurait dû inventer Fabre d’Eglantine. Puisque les rois de France ont préféré pour leurs prénoms des formes archaïsantes, ce 2 pluviôse, donc, Hlodwig XVI et son épouse Antonina (Marie-Antoinette bien sûr) sont en visite à Burdigala (Bordeaux, toutes les villes ayant retrouvé leur noms latins), afin d’assister à un événement de la plus haute importance. Mais dès leur arrivée ils périssent dans un terrible attentat provoqué par un explosif puissant et inconnu. C’est l’intendant de police de Burdigala, Joseph Fouché, qui va mener l’enquête. Rondement. L’explosif utilisé a été récemment inventé par un Suédois (préfigurant Alfred Nobel) et la mise à feu a été provoquée par une jeune fille kamikaze,

Comme le roi Hlodwig XVII est encore trop jeune pour régner, le marquis de Condorcet est nommé Régent et son cabinet sera composé de Maximilien Robespierre, Garde des Sceaux, de Tayllerand-Périgord aux Affaires Etrangères, de Clermont-Tonnerre, Secrétaire d’Etat à la Maison du Roi, et de Lavoisier, Ministre des Sciences. Que du beau monde ! Monté à Paris pour rendre compte de son enquête à Burdigala, Fouché est nommé lieutenant-général de police de Lutèce et aura toute latitude pour poursuivre son enquête. Car il a des soupçons : non, ce ne sont pas des envoyés de la perfide Britania qui sont à l’origine du complot, mais très certainement des Galiléens fanatiques qui veulent éliminer la royauté et instaurer le culte unique de leur « Chrestos ». Il faut protéger à tout prix le Dauphin, cible certaine d’un prochain attentat. Grâce à un gentil couple d’amoureux, Myriam, devenue cuisinière chez les Desmoulins, et Hakim, qui travaille chez un imprimeur, Fouché parviendra à ses fins, Fouché, de son vrai nom Youssef Hammadé qui n’a pas oublié une terrible scène vue quand il était enfant, la lapidation de sa mère par des Galiléins au prétexte qu’elle était adultère.

Comme dans toute uchronie qui se respecte, les personnages historiques défilent : outre ceux déjà cités, voici Buonaparte, Marat, Henri Grégoire (le fameux abbé), Pilâtre de Rozier, le peintre David, qui ne supporte pas les tableaux de sa consoeur Elisabeth Vigée Lebrun (on le comprend), le baron d’Holbach, Voltaire, Chateaubriant, La Pérouse (même si disparu en mer), Claude Nicolas Ledoux qui est chargé du tombeau grandiose de Hlodwig XVI et d’Antonina à construire à Dionysia (Saint Denis pour nous). Les récits annexes abondent : La Fayette n’a pas contribué à la naissance des Etats-Unis d’Amérique, mais il est devenu un corsaire redoutable attaquant les navires anglais, avant de se voir confier une mission auprès de l’empire Inca qui a continué de prospérer. Forcément, à l’opéra, Les Indes Galantes, deviennent Les Andes Galantes. En flash back, notre Saint-Louis est frappé de cécité lors de sa croisade égyptienne (un peu comme Saint Paul sur le chemin de Damas), renonce au culte de Sol Invictus , redevient galiléen, et sera ensuite nommé Hlodwig IX l’Apostat.

Raymond Iss s’amuse beaucoup : voici un Nicolas de la Hulotière qui, prédit dès 1610, pardon, dans un article paru le 8 messidor 1245, un désastre écologique, en raison des fumées dégagées par les innombrables forges disséminées sur le territoire et utilisant du « charbon de terre »  (à opposer au charbon de bois, bien sûr). Car on voyage de plus en plus en « cheval de fer », et la demande en fonte est prégnante. Quant au maire de Massilia, il ne peut s’appeler que Claudius Gaudinus.

Raymond Iss reprend à son compte l’idée générale qui sous-tendait le roman de Lyon Sprague de Camp, De Peur que les Ténèbres (1939) : c’est la religion chrétienne devenue officielle qui précipita l’Europe dans une longue période d’obscurantisme en mettant fin à toute recherche scientifique. Ré-écrivons l’histoire, faisons en sorte que le christinaisme ne triomphe pas et, dès le règne de Louis XVII, une première fusée peut être envoyée dans l’espace avec satellite. Mais oui !

Presque toutes les uchronies reposent sur un postulat auquel je n’ai jamais pu adhérer. Malgré un point de divergence lointain, on va retrouver tous les personnages historiques que nous connaissons mais dans des situations très différentes, décalées. Or, imaginons que le fils de Pépin Le Bref, Karolus, soit tué enfant avant de pouvoir devenir Carolus Magnus, Charlemagne. L’on sait que la moitié de la population européenne descend de cet empereur (moi en premier), lequel n’avait pas de barbe fleurie, mais eut une progéniture pléthorique. Et elle-même incroyablement prolifique. Si ce Karolus n’a pas pu avoir de descendance, la moitié de la population européenne ne disparaîtrait pas, mais celle-ci serait fort différente pour cause d’abres généalogiques bouleversés, et la moitié des nos figures célèbres, artistes, savants, hommes politiques, n’aurait pas existé et aurait été remplacée par d’autres. Exeunt sans doute, les Louis XIV, Robespierre, La Fayette et autres Léonard de Vinci. Dès lors, il est quasiment impossible d’imaginer ce qu’aurait pu être cette nouvelle ligne temporelle.

N’empêche, le roman de Raymond Iss se lit avec beaucoup de plaisir grâce à une écriture très enlevée et des dialogues souvent savoureux. Et que de termes oubliés qui réapparaisent, concernant notamment d’anciens métiers : messigier (tanneur de petites peaux), prote (chef d’un atelier d’imprimerie), regrattier (qui vend des objets de seconde main, ou des restes de repas grattés chez les riches). L’on devine que le terme de « brelan» désigne un tripot, une maison de jeux clandestine. Attention, tout cela est dense, compact. Gare à l’indigestion !

Si j’osais un mauvais jeu de mots, je dirais que, désormais, dans le monde de l’uchronie, Raymond Iss est haut. Très haut.